samedi 12 novembre 2011

Mayotte et la guerre des Mabawas

Reçu ce matin des nouvelles de mon ancienne vie sur l île de Mayotte dernier département Français...le 101 ième...
Depuis plus de 45 jours la situations est de plus en plus catastrophique pour ceux qui y vivent...Bilan pas une ligne dans les média....
Nos ressortissants se sentent abandonnés par la Métropole et les Politiques...
Voici le témoignage rédigé par un prof de lycée


Regard sur un désastre annoncé

Mardi 8 novembre 2011, Trévani

L’île de Mayotte connait actuellement la plus grave crise de son histoire récente. Taux de chômage en hausse, économie en berne, incapacité à développer le tourisme, inflation croissante, aides sociales insuffisantes, immigration galopante, valse quotidienne des « kwasas », travail au noir, exploitation des clandestins, pression démographique, dilapidation des deniers publics par des collectivités locales, irresponsabilité de certains élus... depuis des années, et malgré les efforts de l’État, tous les indicateurs socio-économiques sont au rouge et cette explosion de violence était prévisible.

Les événements qui secouent l’île depuis plusieurs semaines nous ont atteints particulièrement et profondément. Nous, les Métropolitains, les Domiens… avons été rendus en partie responsables du malaise de la société mahoraise. Nous sommes devenus la cible d’attaques verbales ou de violences physiques. Pas besoin de connaître le shimaoré pour appréhender la substance des mots qui nous sont souvent adressés. Et les exemples sont nombreux de ce que nous avons vécu… À l’heure où j’écris, des collègues ont renvoyé leur famille en Métropole, d’autres craquent nerveusement et quittent l’île, des voisins ont été agressés au shombo, des collègues et amis braqués sur une plage, dans notre lotissement, on ne compte plus les personnes lapidées, les cambriolages se sont multipliés, et on entend tant d’histoires sordides. Combien d’exactions raciales ont donc accompagné cette grève ? Nous voulons connaître la vérité et nous voulons pouvoir en parler. Nous voulons savoir et nous voulons que cela se sache... dans l’espoir que ces terribles « dérapages » ne se reproduisent plus jamais à Mayotte. Je ne parlerai pas ici des rumeurs tellement nombreuses qui ont participé à rendre l’atmosphère anxiogène, mais seulement de quelques événements dont j’ai été le témoin direct ou qui sont avérés.

Depuis deux ans, nous avons tissé des liens particuliers et parfois privilégiés avec des habitants de notre village. Notamment avec notre marchande de légumes sur le marché de Koungou. Un jour où je viens d’acheter mes tomates, un homme s’approche d’elle pour la vilipender. Je retiens deux mots : « grève » et « mzungu ». Le lendemain, nous débattons longuement pour acheter du poisson. Toute la pêche est « réservée ». Notre insistance nous permet de nous procurer deux barracudas et quelques sardines. Depuis le 20 octobre, les jeunes et les femmes qui arpentaient quotidiennement, matin et soir, la résidence pour vendre fruits et légumes ne viennent plus. Je me doute qu’ils reviendront après le conflit. Leur a-t-on demandé d’affamer les wazungu ? Où est passé le jeune Bacar à qui nous offrons régulièrement des biscuits ? Dans le village (Trévani), on ne nous regarde plus, les hommes ne répondent plus à nos saluts (sauf exception !). Le ton monte quand nous passons devant des groupes d’adultes. Un soir, on refuse de me vendre du gaz.

Le mardi 27 septembre, à hauteur du village de Longoni, je me rends au travail à bord de la voiture de notre CPE, un flot de jeunes se jette sur nous, entoure la voiture, nous immobilise avant de nous secouer sous le regard impassible voire amusé des adultes, alors que plusieurs voitures circulent librement devant nous, conduites par des Mahorais. Dans la foule, je reconnais un de nos élèves. Je l’appelle, lui serre la main et lui demande de dégager la voie. Cette fois, nous passons.

Le mardi 25 octobre, je me rends au travail à Dzoumogné. Je suis arrêté à l’entrée du pont où le contact a commencé entre les jeunes du village et les gendarmes mobiles. De toute évidence, le barrage du pont a été préparé durant la nuit. Des milliers de pierres ont soigneusement été engrangées par les adultes. Toute la matinée, les gendarmes, venus dégager le pont et protéger la station-service, sont lapidés par des garçons dont les plus jeunes ont à peine 8 ans. Est-ce la place d’enfants ? Aujourd’hui, on voudrait nous faire croire que seuls les enfants « sans parents » ont participé à ces caillassages et que les adultes Mahorais ne peuvent empêcher les petits de créer des barrages et de lapider. C’est faux. Ce sont les mêmes qui, dans les jours qui ont suivi, pillent les boutiques du village, retournant tranquillement chez eux (au vu et au su de tous !), pour apporter aux parents des sacs remplis de leurs rapines. Des adultes connus des villageois les envoient au front. Certains jeunes ont bu (on leur a offert de l’alcool !), d’autres sont sous l’emprise de drogues. J’ai essayé de discuter avec l’un d’eux. Ses yeux étaient injectés de sang, son regard était vague et il bafouillait. Un autre me raconte que leur instituteur leur a dit de « faire la guerre aux Blancs ». Comment peut-on envoyer des petits face aux gendarmes ? S’agit-il d’une des formes les plus basses de la lâcheté ? Comment éviter ensuite l’inévitable, c’est-à-dire que des enfants soient blessés ? Va-t-on une fois pour toute dire à ces adultes que lapider est un crime ? Ce mardi noir, je suis resté près de deux heures en observation en retrait de la compagnie de mobiles avant de rentrer chez moi, dégoûté.

Le 26 octobre matin, je me rends à pied sur un barrage à Trévani pour dialoguer avec les jeunes et tenter de comprendre. Je leur demande pourquoi ils font ça. « On lutte contre l’État », me répond l’un d’eux sans autre explication rationnelle. Ils ne savent pas pourquoi ils se battent. En revanche, ils cherchent l’affrontement et sont eux aussi manipulés par des adultes de Koungou. L’après-midi, voyant que les forces de l’ordre ne dégagent pas les barrages (au nombre de 4 entre Trévani village et l’hôtel Trévani), une horde d’enfants, accompagnés et excités par des hommes en voiture en provenance de Koungou, traverse le village de Trévani et se rend à l’hôtel pour lapider les mobiles. Dans le lotissement, c’est la panique. Le repas de l’association est interrompu. Beaucoup pensent qu’ils viennent nous attaquer ! Dans la soirée, je discute avec d’autres jeunes qui m’avouent qu’ils veulent l’argent de la France mais pas les Français. « Les Blancs, dehors ! ». Nous ne sommes pas les bienvenus à Mayotte ? Ce discours, je l’avais déjà entendu en 2007, alors que j’étais en mission à Mayotte en tant qu’écrivain. Il est récurrent et hélas trop fréquent.

Le 27 octobre, je quitte mon domicile à 5 H 40 dans l’espoir d’atteindre Dzoumogné. Je slalome entre les barrages puis, à hauteur de l’hôtel Trévani, deux gendarmes mobiles m’arrêtent et me suggèrent de rebrousser chemin. Je rentre chez moi. Vers 10 H 30, je roule vers Koungou. Un barrage dérisoire, gardé par des enfants (entre 8 et 14 ans) barre la route devant le collège. Je suis avec ma femme en moto. Nous faisons demi-tour quand un petit (8 ans) ramasse une pierre pour nous la jeter. Nous essuyons ainsi plusieurs tirs qui, fort heureusement, ne nous atteignent pas. Le même jour, vers 15 H 30, on entend des cris, l’hélicoptère tourne autour de Trévani. Une collègue reçoit un SMS d’une ancienne élève et nous le lit. En substance, « attention madame, les adultes vont s’attaquer aux Blancs car les gendarmes ont tabassé un Mahorais ». Vent de panique dans la résidence. On rappelle les enfants à l’intérieur des appartements, en essayant de ne pas les affoler. Mais comment ne pas les inquiéter ? Certains adultes de la résidence sont désormais incapables de se contrôler, la psychose s’est installée. Un peu plus tard, on nous confirme que des gendarmes ont tabassé un homme qui travaillait tranquillement dans son champ ! Comment peut-on diffuser et avaliser de telles inepties ?

Autour de nous, certains sont angoissés et vivent très mal tout ce qui se passe. Pour les rassurer, nous communiquons beaucoup entre nous, enseignants, amis. Nos familles en Métropole nous demandent de quitter l’île. Plusieurs fois par jour, nous avons notre hiérarchie au téléphone et essayons de faire le point. Un collègue renvoie sa fille ainée en Métropole sans savoir si c’est une bonne décision. Une voisine décide de fuir à la Réunion. Autour de nous, des familles sont en détresse, par manque de réserves, par crainte pour les enfants, pour avoir subi des violences. Le 6 novembre soir, un voisin est attaqué au shombo : il parvient à faire fuir ses agresseurs…

Durant plus d’un mois et demi, nous avons circulé avec difficulté, parfois dans des conditions non sécurisées, nous n’avons pas pu nous ravitailler, nos enfants et nos élèves n’ont pas pu étudier. Nous avons été lapidés sur les barrages car nous voulions nous rendre sur notre lieu de travail et exercer notre métier. Ces entraves aux libertés publiques et aux libertés fondamentales sont inadmissibles. Comment ose-t-on parler ici de démocratie et de République ? Que dire de l’attitude provocatrice des médias et en particulier de Mayotte première, qui, jusqu’au journal du mercredi 26 octobre, a donné une vision souvent déformée et unilatérale des événements, insistant sur certains faits, attisant quotidiennement la haine ? Comment expliquer que les informations transmises en shimaoré ne correspondaient pas toujours aux informations données en français ? Désinformation est un mot bien faible… Que dire des rumeurs véhiculées par SMS et qui ont souvent mis le feu aux poudres ? Et comment expliquer que nous ayons été intégralement ostracisés de la société civile mahoraise pendant la durée des événements ? Que dire de l’attitude d’élus capables de demander la démission d’un préfet, d’inciter les manifestants à barrer les routes, de pourfendre les forces de l’ordre et leur action légitime, de pousser des concitoyens au mépris des lois de la République ? Que dire de celle de certains religieux appelant parfois à la violence ? Que dire de syndicats qui refusent leurs collègues à la table des négociations ? Que dire surtout de l’attitude de délégués syndicaux qui portent en partie la responsabilité de cette catastrophe humaine, économique, sociale et environnementale dont Mayotte ne se remettra pas ainsi ? Comment des adultes, des parents, des instituteurs, des maires, des policiers municipaux, des religieux ou des gens de foi qui se rendent à la mosquée quotidiennement peuvent-ils être aussi aveugles pour accepter, voire provoquer ces débordements de violence ? Quel est le sens du mot « éducation » pour ces hommes et ces femmes qui envoient des petits sur les barricades ? Quelles valeurs prônent-ils ? Quel avenir et quel devenir veulent-ils pour leurs enfants et pour leur île ?

Demain, quand la colère sera passée, les sourires reviendront sur les visages. On fera tout pour effacer ces événements de la mémoire collective et faire semblant de retrouver une vie normale. Mais doit-on oublier ? Peut-on oublier ? Non. Je voudrais rouvrir ici une page d’histoire, hélas trop récente, mais oubliée de tous. Le jeudi 28 mars 2008, terreur sur Mayotte. Rappel des faits : Attoumani Bacar (surnommé « le chien »), dictateur anjouanais, est renversé par le pouvoir central de l’Union des Comores. Il s’enfuit et se réfugie à Mayotte de peur d’être lynché. La France le protège et l’envoie à la Réunion. Réaction immédiate des immigrés anjouanais de Mayotte : des milliers de personnes, surtout des clandestins, manifestent à Mamoudzou, demandant le retour à Moroni du dictateur pour y être jugé. D’autres veulent tout simplement sa tête. La France n’accepte pas de se laisser dicter ce qu’elle doit faire par la foule. Les manifestations dégénèrent et se transforment très vite en « chasse aux Blancs ». Les bandes incendient, pillent, armées de couteaux, de sabres et de barres de fer. Ils s’en prennent aux wazungu, les lapident, attrapent ceux qu’ils peuvent, les traînent sur le sol et les rouent de coups. Mon beau-frère se trouve à Mamoudzou. Panique. Comment sortir de ce piège ? Dans les communes du nord, on n’est au courant de rien. Mamoudzou est à feu et à sang. Le bruit circule : un Blanc a eu le bras coupé d’un coup de shombo, un autre est mort. Vérité ? Rumeur ? Plusieurs familles regagnent la Métropole. Définitivement. Ces exactions ont un relent de déjà vu. Massacre à la machette, racisme exacerbé. Règlement de compte interethnique. Dans les premières heures, pas un policier en vue. Pas un gendarme. Ils ne sont pas préparés. Les enfants sont à l’école, au collège, les parents paniquent. Une femme est sauvée de justesse par des Mahorais courageux. La haine est virulente. Les manifestants clament : « Après les Mzungus, ce sera le tour des Mahorais ». Quelques jours plus tard, c’est l’apaisement. Le coup de sang de la population est passé. Les acharnés d’hier sont désolés. Ils ne voulaient pas. Ils regrettent de s’en être pris aux wazungu. Ils promettent que cela n’arrivera plus jamais ! Plus jamais ? Mais ce genre d’événement vient de se reproduire. Et il se reproduira encore, encore et encore si rien n’est fait. La cause (je devrais dire l’étincelle) ne sera jamais la même. Aujourd’hui, il s’agissait d’une grève « légitime » contre la vie chère qui a dégénéré. Et demain ? Le refus de se soumettre à la solidarité nationale en payant des impôts ? Aujourd’hui, la cellule de crise de la préfecture a montré qu’elle était prête à réagir contre ce type de débordement spontané. Et l’action des gendarmes a été exemplaire, leur coordination d’une efficacité sans faille. Je me suis souvent entretenu avec eux près des barrages, sur le bord des routes. Leur présence est rassurante pour nos familles. Je les félicite et les remercie. Mais ne serait-il pas temps de mettre tous les habitants de Mayotte à l’abri de tels excès de violence ?

Il est urgent aujourd’hui de faire le bilan de ce que nous avons tous vécu, Métropolitains et Mahorais, et surtout d’ouvrir un dialogue authentique entre nos sociétés et nos cultures, la République et Mayotte. Car tout ce gâchis est le résultat d’une forte incompréhension entre citoyens d’un même pays. Les freins qui empêchent Mayotte de se développer sont nombreux. Nous les connaissons tous. Ensemble, nous devons agir, en commençant peut-être par ouvrir un grand débat, en initiant de véritables assises du développement et de l’intégration de Mayotte à la République et à l’Europe. Enfin, en ce qui concerne les enseignants et tous les fonctionnaires, il serait sans doute temps de nous permettre de rester aussi longtemps que nous le souhaitons pour favoriser notre intégration à la population, laisser grandir nos enfants avec les enfants mahorais, pérenniser des engagements et des actions au niveau associatif, sportif et culturel, encourager notre participation aux différents scrutins républicains.

À l’heure où j’écris ces lignes, le conflit n’est pas encore terminé. J’éprouve une grande lassitude…

Yves-Marie Clément

Professeur de lettres-histoire LPO Dzoumogné